La guerre est officiellement terminée même si personne ne s’accorde sur une date de fin.
On peut dire qu’il y a eu des vainqueurs : la Syrie, qui maintient le pays sous tutelle, le Hezbollah, qui garde ses armes et Israël, qui contrôle sa « zone tampon » avec le soutien de l’Armée du Liban-Sud, une milice qui lui est inféodée. Les Libanais, eux, sont tous perdants sauf les zaïm et leurs sbires qui, par un habile accord d’amnistie, se sont lavé les mains de leurs crimes perpétrés pendant ces quinze années de guerre. Quelques hommes vivront néanmoins une issue différente, dont le général Michel Aoun qui sera contraint de s’exiler en France et Samir Geagea qui sera le seul chef de guerre emprisonné, des années plus tard, dans un procès monté de toutes pièces par les Syriens. Est-ce vraiment un hasard si on retrouvera, trente ans plus tard, Aoun à la présidence du pays et Geagea comme l’un de ses premiers opposants ?
J’ai deux ans et je ne me suis encore jamais rendu au Liban. Je suis un petit enfant de la guerre. Mes parents vont enfin pouvoir m’emmener à Beyrouth. L’idée de s’y réinstaller leur traverse l’esprit mais quel travail pourront-ils y faire ? Auront-ils le même mode de vie qu’à Paris ? Mes parents n’en savent rien, seulement qu’il est temps de retourner au Liban, rejoindre leurs familles le temps d’un été puis ils verront, ils improviseront.
Tandis qu’elle prépare les valises, ma mère demande à Yala de charger la batterie de la caméra. Elle prévoit de filmer l’atterrissage à Beyrouth, mon premier atterrissage au Liban. En quelque sorte, la vidéo de ma venue au monde.
À l’âge de trente-deux ans, lorsque je vais la découvrir, je fondrai en larmes seul dans mon appartement. Elle est symboliquement ma deuxième naissance, le second accouchement de ma mère, le début de ma vie. Cette vidéo que j’intitulerai Une mer libanaise est probablement la plus belle œuvre d’art, la plus sincère, la plus honnête que je pourrai jamais créer et elle n’est pas de moi, mais de ma mère qui filme pour son fils la mer de son pays.
À la suite de l’atterrissage filmé, on voit le port de Beyrouth intact. Apparaît la Méditerranée puis mes parents qui marchent avec Elias et Nawal dans le centre-ville dévasté de Beyrouth. Ils se rendent dans ce qui fut la boutique de chaussures où mon grand-père maternel travaillait, il n’en reste plus rien sauf un mocassin déchiqueté à l’entrée. Mon père qui redécouvre sa ville en miettes ressent pour une fois le besoin de filmer. Il pose en arabe sa voix sur les images et décrit chaque bâtiment dont il ne reste que les façades criblées de balles. Yala qui les accompagne demande à mon père de parler en français, mon père lui répond : « Non, ma Yala. Il y a des choses qui ne se disent qu’en arabe. » Mon père a raison, il y a des choses qui ne se disent qu’en arabe : bhebkon baba w mama. La caméra change de main. Le plan s’arrête, un autre réapparaît, un plan large avec une allée d’immeubles en ruines et mes parents se baladant main dans la main. Le plan change encore. Assis dans une poussette, je hurle de rire. Derrière moi, ce qui reste du parlement libanais. Ma mère essaie de me faire taire, mon père lui dit d’arrêter, que j’ai raison de rire, il n’y a que ça à faire. Il m’embrasse sur la joue, il prend la main de ma mère et ils s’éloignent du viseur de la caméra. Il ne reste plus que moi assis sur cette poussette à hurler de rire au milieu de Beyrouth détruite.
Mes parents voulaient que je naisse à Beyrouth. Ils m’ont dit après des heures d’entretiens qu’ils avaient attendu si longtemps entre Yala et moi pour me concevoir. Ils pensaient que la guerre se terminerait et qu’ils rentreraient enfin. Ils ne voulaient pas que je naisse à Paris, alors pendant toute leur vie ils ont recréé sans s’en apercevoir Beyrouth à la maison.
Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris.
Et Yala ? Pourquoi est-elle née à Paris ? Pourquoi n’ont-ils pas attendu leur retour au Liban ? Yala m’a dit ne pas savoir, qu’elle ne s’était même jamais posé la question.
J’ai demandé à mes parents. J’avais un peu d’appréhension avant de le faire. Comme avant le début des entretiens, j’avais de nouveau peur de les interroger.
Sans même me regarder, ma mère m’a répondu : « À chaque fois, il me questionne, il m’énerve celui-là, je ne veux pas me rappeler cette époque, fous-moi la paix ! On ne t’a rien raconté, tu penses savoir quelque chose de nos vies ? Pendant quatre ans, on dormait par terre. On n’avait même pas assez d’argent pour manger, nos dîners se résumaient à une demi-baguette partagée à deux. On voulait que tu naisses à Beyrouth, oui, enfin on pensait ça, je ne sais pas si c’était sérieux et alors Yala, Yala, c’est moi qui voulais un enfant, ton père n’en voulait pas. De toute façon, si c’était à refaire, je ne referais rien, enfin si, j’épouserais ton père. »